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La facture comme preuve de la livraison.

Cass. Com. 26 Juin 2024, n°22-24.487 - La facture est admise pour prouver une livraison.


Le droit de la preuve est une question centrale dans les litiges civils et commerciaux. L'un des principes fondamentaux, énoncé par l'article 1363 du Code civil, est que « nul ne peut se constituer de titre à soi-même ». Cela signifie qu'une personne ne peut s'appuyer exclusivement sur ses propres documents ou déclarations pour prouver l'existence ou l'exécution d'une obligation. Ce principe est couramment appliqué par la jurisprudence, mais il connaît certaines exceptions, notamment en matière de faits juridiques. Cet article examine l'application de ce principe à travers le droit positif et la jurisprudence, tout en illustrant les cas concrets où il trouve des limites.


I. Le principe fondamental : nul ne peut se constituer de preuve à soi-même.


Dans la gestion quotidienne des affaires, la nécessité de prouver des obligations et des paiements est fréquente. Pour éviter les abus, le droit impose une règle stricte : il est interdit de s'appuyer sur ses propres documents internes, comme des livres comptables ou des déclarations fiscales, pour établir la preuve d'une obligation. Ce principe protège les parties contre des preuves unilatérales et subjectives, assurant ainsi une équité dans la charge de la preuve.

L'article 1363 du Code civil pose clairement cette règle, tandis que l'article 1353 complète en précisant que « celui qui réclame l’exécution d’une obligation doit la prouver ». La jurisprudence illustre régulièrement cette interdiction. Dans l'arrêt de la Première Chambre civile du 2 avril 1996 (n°93-17.181), il a été rappelé qu'une preuve émanant de la personne elle-même n’est pas recevable. Cette règle a été confirmée dans de nombreux arrêts postérieurs, tels que ceux du 23 juin 1998, du 11 mai 1999 ou encore du 14 janvier 2003

Par exemple, un voyageur ne peut se voir imputer une faute uniquement sur la base de documents émis par la SNCF, ou encore un débiteur ne peut justifier un paiement par une simple mention dans ses propres livres de dépenses.

Cependant, bien que ce principe soit strictement appliqué, certaines exceptions existent, notamment en matière de faits juridiques. Voyons maintenant comment la jurisprudence a encadré ces exceptions.


II. Les exceptions : la preuve des faits juridiques et la livraison


Les entrepreneurs, particulièrement ceux qui évoluent dans des secteurs impliquant des transactions fréquentes, telles que la livraison de marchandises ou la prestation de services, peuvent être confrontés à des situations où la preuve d’un fait juridique, comme une livraison, devient essentielle. Dans ces cas, le principe « nul ne peut se constituer de preuve à soi-même » connaît des assouplissements.

Le principe de l’article 1363 du Code civil est inapplicable en matière de faits juridiques, comme le montre l'arrêt de la Troisième Chambre civile du 3 mars 2010 (n°08-21.056). Un fait juridique, par opposition à un acte juridique, peut être prouvé par tout moyen. En ce sens, la Cour de cassation a récemment statué que le principe ne s’applique pas à la preuve d'une livraison dans un arrêt du 26 juin 2024 (n°22-24.487).

Dans cette affaire, un client, Monsieur K, contestait une créance de 11 149,78 € pour des factures impayées, au motif que certains bons de livraison n'étaient pas signés. Cependant, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi, estimant que l’absence de signature ne saurait exonérer Monsieur K de son obligation de paiement, soulignant que la livraison, en tant que fait juridique, ne relève pas du principe « nul ne peut se constituer de preuve à soi-même ».

Cette décision reflète une application souple du droit de la preuve en matière de faits juridiques, mais elle laisse ouvertes certaines questions sur les types de documents qui peuvent être utilisés comme preuve. Comment ces distinctions s'appliquent-elles aux différents domaines du droit commercial et aux relations entre entreprises ?

III. Application pratique : exemples et conseils pour les entrepreneurs


La jurisprudence montre clairement que les entreprises doivent être vigilantes dans la constitution de leurs preuves, notamment lorsqu’il s'agit d'actes juridiques. Voici quelques exemples tirés des arrêts cités :

  • Preuve insuffisante d'une faute : Un voyageur ne peut être déclaré responsable uniquement sur la base d’éléments produits par l’entreprise (SNCF).
  • Déclarations fiscales comme preuve : Une mention dans une déclaration fiscale ne suffit pas à établir la réalité d’un paiement de commissions.
  • Notification de rupture de période d'essai : L'attestation du directeur général d'une entreprise ne peut servir seule de preuve de la notification de la rupture avant la fin de la période d’essai.
  • Factures : La seule production de factures n’est pas suffisante pour établir qu’un service ou une prestation a bien été effectuée. Cependant, la facture a été admise comme preuve de la livraison qui est un fait juridique, permettant in fine de prouver l'exécution d'une prestation (Cass. Com. 26 Juin 2024, n°22-24.487)

Bien que la facture a été admise comme moyen de prouver un fait juridique, il convient de recommander certains comportements aux acteurs économiques afin de ne pas se voir confronté à des problèmes de droit de la preuve : 

Externalisation de la preuve : Il est fortement recommandé de faire valider des documents critiques par des tiers (par exemple, par la signature de clients ou partenaires) afin de garantir leur validité juridique.

Éviter les preuves unilatérales : Ne vous appuyez jamais exclusivement sur des documents internes pour justifier des paiements ou des prestations réalisées. Recherchez des preuves corroboratives, telles que des confirmations écrites des cocontractants, des reçus, des échanges de mails... etc. 

Dossiers de preuve complets : Maintenez un dossier de preuve rigoureux pour chaque opération commerciale. Ce dossier devrait inclure des bons de livraison signés, des courriers électroniques de confirmation, ainsi que toute autre preuve externe attestant de l'exécution de vos obligations.

En adoptant ces précautions, les entrepreneurs peuvent minimiser les risques de litiges et se protéger contre des contestations relatives à la preuve de leurs obligations contractuelles.

Conclusion :


Le principe selon lequel nul ne peut se constituer de preuve à soi-même est une règle essentielle du droit de la preuve, visant à protéger les parties d’une preuve unilatérale et partiale. Toutefois, en matière de faits juridiques, ce principe connaît des assouplissements. La jurisprudence récente a clarifié que des documents internes tels que des bons de livraison peuvent suffire à prouver des faits juridiques. 

Pour éviter tout contentieux, il est primordial pour les entrepreneurs de diversifier leurs sources de preuve et d’éviter de se baser exclusivement sur leurs propres documents internes. Une gestion rigoureuse des preuves est indispensable pour garantir la sécurité juridique des relations commerciales.